Cyrille SCHOTT - Les Provinces L'Alsace

Les Provinces

La revue des provinces et pays de l’Europe francophone

Mon Alsace

Cyrille Schott

"Ja, s’Elsass, unser Ländel,/Des isch meineidi scheen“, (« Oui, l’Alsace, notre petit pays, est vraiment jolie »), cet air traditionnel trotte parfois dans ma tête. Dans sa version originelle, celle de mon dialecte alsacien, appris au sein de ma mère. En vérité, je devrais écrire « mon parler alémanique », car ce que l’on appelle le « dialecte alsacien » se compose de parlers alémaniques et franciques. Les premiers, répandus dans la plaine d’Alsace, sont pratiqués, avec maintes variantes, dans un vaste espace, qui englobe le Pays de Bade, la Suisse alémanique, le Liechtenstein et le Vorarlberg autrichien. Les seconds trouvent leurs locuteurs au Nord et au Nord-Ouest alsaciens, dans la zone de Wissembourg et l’Alsace bossue, ainsi que dans la Lorraine thioise, la Sarre, le Palatinat et le Luxembourg. Ce sont des parlers germaniques,

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bien antérieurs à l’Allemand moderne, dont la naissance doit beaucoup

  • Martin Luther et à sa traduction de la Bible dans la première moitié du seizième siècle.

  • Que notre Alsace est belle » est la version française de l’air. Le français est désormais la langue courante de l’Alsace, mais il y a toujours existé à travers les dialectes welches de hautes vallées vosgiennes, comme le Val de Villé, celui d'Orbey, la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines ou celle de la Lors des invasions germaniques du Vème siècle, les Alamans n’étaient pas allés s’implanter jusqu’au fond de ces vallées.

Ma tête est bilingue. Elle aime la beauté du français, la langue de ma patrie et de ma culture. Elle est attachée à la mélodie de l’Alsacien, la langue du petit pays où je suis né. Mon « sabre » de préfet a été français, selon l’exclamation prêtée à Napoléon pour ses généraux alsaciens : « Peu m’importe qu’ils parlent allemand, pourvu qu’ils sabrent français ! »

Dans le Saint Empire romain germanique, l’actuel territoire alsacien était constitué, particulièrement en Basse-Alsace, d’une mosaïque de cités et de seigneuries, d’une « poussière de seigneuries », selon l’historien Georges Livet. Plusieurs évêchés se partageaient les paroisses, pour l’essentiel ceux de Strasbourg et de Bâle, mais aussi ceux de Spire et Besançon. Deux familles impériales étaient très liées à l’Alsace : celle des Hohenstaufen, dont Frédéric Barberousse et Frédéric II furent les plus fameux représentants ; celle des Habsbourg, dont Rodolphe, comte de Haute-Alsace, fut élu à la tête du Saint-Empire en 1273. La Réforme luthérienne trouva au XVIème siècle en Strasbourg l’un de ses centres. A l’issue de l’épouvantable Guerre de Trente ans, le roi de France obtint par le traité de Westphalie, en 1648, les possessions et les droits de l’empereur Habsbourg en Alsace.

L’intégration au Royaume se fit progressivement, la force n’en étant pas exclue, ainsi lors du rattachement de Strasbourg, ville libre impériale, en 1681. Le traité de Ryswick en 1697 ayant fixé la frontière sur le Rhin, l’Alsace trouva son unité au sein du Royaume de France, par l’œuvre spécialement des intendants et du Conseil souverain d’Alsace, selon la fameuse directive monarchique : « Ne pas toucher aux usages de l’Alsace. »

Si la province vécut sans heurt dans le Royaume, malgré les guerres récurrentes entre la Maison d’Autriche, détentrice du titre impérial, et le roi de France, elle maintint son ouverture vers l’espace germanique. Goethe étudia le droit à Strasbourg en 1770-1771 et séduisit la fille du pasteur de Sessenheim, Frederike Brion, ce qui lui inspira des poèmes parmi les plus célèbres en Allemagne, comme Heidenröslein. Quand, de Strasbourg, il chevauchait vers son aimée, il traversait mon village, Drusenheim, qui a sa place dans ses mémoires, Dichtung und Warheit.

Le cœur de l’alsacien battait pour la France au lendemain des guerres de la Révolution et de l’Empire, auquel sa province avait fourni plus que généreusement soldats et généraux. Le nom de 24 des 70 généraux alsaciens fut gravé sur l’arc de Triomphe. Les places de nos cités s’ornèrent des monuments dédiés aux généraux, tels Kellermann, Kléber, Rapp, Lefebvre. Le préfet impérial Lezay Marnézia eut droit à sa statue à Strasbourg. Lorsque la France fut défaite en 1870 par la Prusse, elle céda, par le traité de Francfort signé le 10 mai 1871, l’Alsace, à l’exception de l’arrondissement de Belfort, et la partie de la Lorraine, qui constitue l’actuelle Moselle, à l’empire allemand, proclamé dans la galerie des Glaces de Versailles. La douleur fut vive en Alsace. Ses députés protestèrent, en vain, à Bordeaux contre l’abandon de leur province, de nombreux Alsaciens quittèrent leur terre natale en optant pour la France, ceux qui restèrent élurent des députés

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protestataires (contre l’annexion) au Reichstag à Berlin. Cependant, le temps s’étant écoulé, force est de reconnaitre que l’œuvre de l’Allemagne wilhelminienne eut maints côtés bénéfiques, y compris dans le champ social, les grandes lois sociales - assurance maladie, vieillesse et invalidité, accidents du travail –, qui n’advinrent que beaucoup plus tard dans notre République, étant adoptées dès les années 1880 sous l’impulsion de Bismarck.

Le retour à la France se fit dans l’allégresse des retrouvailles avec la mère patrie, qui avait tant pleuré ses provinces perdues. Les années 20 furent toutefois celles des incompréhensions, lorsque le gouvernement s’écarta du sage précepte, « Ne pas toucher aux usages d’Alsace », en s’attaquant à des dispositions du droit local, comme celles relatives au Concordat. Le mouvement autonomiste se développa, encouragé plus tard par l’Allemagne hitlérienne. En violation du droit des Nations, celle-ci annexa de facto l’Alsace, qui subit la brutalité de la botte nazie. 100 000 Alsaciens furent incorporés de force dans les armées allemandes. La malheureuse épopée de ces

  • Malgré-nous » hante la mémoire de la région. Les Alsaciens vécurent l’une des périodes les plus cruelles de leur histoire. Soutenir cependant que tous furent « Malgré-nous » serait faux, car l’Alsace connut aussi des adhésions à l’Allemagne hitlérienne. 1944 et 1945 furent véritablement des années de Libération, grâce aux avancées victorieuses des armées de Jean de Lattre et Philippe Leclerc, l’homme du serment de Koufra : « Jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs flotteront sur la cathédrale de Strasbourg ». Charles de Gaulle fut aimé comme le Libérateur. Jusqu’à l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981, les électeurs se partagèrent principalement entre les courants gaulliste et centriste, dont Pierre Pflimlin, qui vit l’Europe comme « le miracle de la paix », fut le plus illustre représentant.

Il faut connaître ce parcours historique pour comprendre l’Alsace. Sa disparition en tant que région, à travers son intégration dans le Grand Est, a été mal vécue. Elle a redonné vigueur à des mouvements identitaires et a fait émerger au sein de la population et de ses élus, selon l’expression de l’actuel préfet de Strasbourg, un « désir d’Alsace », qui a conduit le gouvernement à créer la « collectivité européenne d’Alsace ». Celle-ci couvrira tout le territoire alsacien à la place des deux Conseils généraux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, les deux préfectures subsistant toutefois. En même temps que l’une des régions les plus prospères et dynamiques de France, l’Alsace dans sa comparaison avec le Bade-Wurtemberg allemand et les cantons suisses voisins, où beaucoup de ses habitants travaillent, se juge en retrait sur le plan économique. Ouverte à la coopération transfrontalière, le Rhin n’étant plus une frontière, elle se veut européenne. Strasbourg est celle des capitales de l’Europe où souffle l’esprit.

L’Alsace est devenue, depuis la Guerre, de plus en plus française par sa langue et sa culture. Elle garde toutefois une personnalité originale, dans laquelle se mêlent des ingrédients, comme le dialecte, la coexistence harmonieuse des religions, la pratique d’une

  • laïcité concordataire », le droit local, le visage de ses villes et villages, l’art de vivre. Cet art est celui d’un bon vivant, aussi apte à la fête et au rire, encouragés par la bonne chère et le bon vin, qu’au travail appliqué et efficace. C’est également celui d’un têtu, pas si discipliné que cela face à l’autorité dite supérieure, mais, une fois d’accord, prompt dans l’exécution. C’est parfois aussi celui, selon la célèbre chanson populaire, d’un complexe « Hans im Schnokeloch1 » : « Il a tout ce qu’il veut/ et ce qu’il a, il ne le veut pas/ et ce qu’il veut, il ne l’a pas, … Il a tout ce qu’il veut ! » Bref, l’Alsacien est si humain, qu’on ne peut que l’aimer !

A Drusenheim, octobre 2019

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L’Alsace


S’il est une province qui se distingue de toutes les autres, c’est bien l’Alsace ! La langue, les paysages, l’architecture, la qualité de son vignoble, l’originalité de sa gastronomie, et même la présence des cigognes, tout la singularise. Annexée à plusieurs reprises par nos anciens ennemis d’Outre-Rhin, l’Alsace a acquis aux yeux des Français une sorte de valeur patriotique, si joliment illustrée par le dessinateur Hansi. Mais l’Alsace est aussi un pays qui examine le reste de la France d’un regard distancié. Elle est un entre-deux, à mi-chemin de l’Allemagne et de la France. Sa genèse est moins connue, parce qu’elle ne répond pas aux schémas classiques des histoires régionales. Forgée par plusieurs siècles d’appartenance au Saint-Empire romain germanique, l’Alsace n’a pas connu la pesanteur de l’administration centralisée qui a toujours régné (et règne encore) dans le royaume de France. Elle est restée un patchwork de villes, une juxtaposition de petits pays qui, pendant longtemps, s’administrèrent en toute autonomie.

Enserrée entre le massif des Vosges, qui lui sert d’écrin, et le Rhin qui la protège, l’Alsace est surtout un rappel des grandes migrations qui affectèrent le monde romain au Bas-Empire. Et pour comprendre cette filiation, il faut partir de la langue. La langue alsacienne constitue en effet le ciment de son identité ; elle demeure, malgré les efforts unificateurs de la France, le vecteur des échanges d’une grande partie de ses habitants. Cette langue appartient au large

ensemble des parlers germaniques. Elle s’est imposée dans la plaine d’Alsace par l’installation des Alamans, au cours des dernières décennies de l’Empire romain. Avant l’arrivée de cet assemblage de peuples, les populations de l’Alsace parlaient sans doute ce « latin vulgaire », mâtiné de langue gauloise, qui allait faire la langue française. Car ceux qui habitaient de ce côté-ci du Rhin étaient alors des Gaulois, quand les Germains tenaient l’autre rive. Ces Gaulois ont d’ailleurs laissé dans ce secteur de très nombreux vestiges, comme l’extraordinaire « mur païen » d’Altitona, perché sur le Mont-Saint-Odile.

Les Gaulois établis dans la plaine d’Alsace étaient des Médiomatriques au nord - qui ont laissé leur nom à la ville de Metz - et des Séquanes au sud. Après la conquête de la Gaule, ces deux peuples connurent le sort des populations frontalières. La romanisation de l’Alsace fut conduite à marche forcée. Les routes se déployèrent dans tous les sens. Les garnisons militaires occupaient le pays, à cause de la menace que faisaient peser sur la Gaule les tribus installées de l’autre côté du Rhin. Des colonies de vétérans étaient implantées dans la plaine. Dans ce grand mouvement de population, les Gaulois d’Alsace s’effacèrent. L’Alsace était devenue un carrefour de peuples ; elle ne cesserait jamais de l’être. Ce qui fait dire, avec beaucoup d’humour, à l’Alsacien Tomi Ungerer : « L’Alsace, c’est comme les toilettes : c’est toujours occupé ».

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Pour qu’une langue disparaisse au profit d’une autre, il faut que

occupaient le nord de la plaine du Rhin. Cherchant à s’étendre à

l’ouest de ces territoires, ils se heurtèrent à la détermination de Clovis

les nouveaux venus soient suffisamment nombreux pour imposer la

et furent battus, en 496, à la bataille de Tolbiac. Les Alamans d’Alsace

leur car, en général, les migrants adoptent

intégrèrent donc le royaume franc, tout en

la langue du pays qui les accueille, y

gardant leurs caractères spécifiques. Ils

compris lorsqu’ils accèdent au pouvoir

n’adoptèrent pas la langue romane

comme ce fut le cas pour les Francs, les

commune au royaume des Francs. Les rois

Normands ou les Burgondes. Mais l’Alsace

mérovingiens, successeurs des premiers

constitue une exception à cette règle, au

Francs, firent de ce pays frontalier un

même titre que la Bretagne. On doit en

duché, que l’on trouve cité par les textes

conclure que, dans la plaine du Rhin, la

dès 613 (Chronique de Frégédaire) sous le

prééminence des Alamans fut suffisante

n o m Alesacius . C ’ e s t l ’ é p o q u e o ù

pour que la toponymie elle-même en fût

apparaissent les grands monastères

modifiée. Le meilleur exemple concerne la

alsaciens. Le duché d’Alsace se trouvait

ville-capitale : Argentorate, l’ancienne cité

enserré entre celui d’Alémanie, à l’est, celui

gauloise, devenue Strateburgum (la « ville

de Franconie, au nord, et le comté de

de la route »), qui allait donner en français

Montbéliard, au sud. Il fut supprimé en 767

Strasbourg, l’Alsace elle-même étant

par Pépin le Bref, mettant fin à la lignée des

devenue le « Pays des Alamans », puisque

Etichonides, fondée un siècle plus tôt par

telle est son étymologie.

Etichon-Adalric d’Alsace.

Les Alamans sont apparus dans

C’est le partage de l’empire carolingien

l’Histoire au début du IIIe siècle, comme une

qui allait décider de l’avenir de l’Alsace. En

confédération de tribus germaniques, de

870, au traité de Meersen, Louis le

Suèves en particulier, qui conquirent une

Germanique obtint la partie orientale de

partie de l’Helvétie (la Suisse), la

l’Empire, qui comprenait l’Alsace rattachée,

Décumanie (le pays de Bâle) et cette

selon les moments, ou à la Germanie ou à

fraction de la province Séquanaise qui allait

la Lotharingie. En 962, avec Othon Ier, cette

faire l’Alsace. C’est pour cette raison que

part de l’Empire devint le Saint-Empire

l’on parle dans toute cette zone une langue

romain germanique, qui allait faire la partie

de racine germanique. L’Empire romain

allemande de l’Europe. L’Alsace fut même,

n’était alors plus assez puissant pour

pendant quelques temps, rattachée au

s’opposer à l’installation sur ses franges de

duché de Souabe. Elle en a conservé le

peuples avec lesquels il espérait négocier, faute de pouvoir les

terme populaire alsacien Schwowe, qui désigne les Allemands, que les

combattre. En Alsace, les Alamans faisaient face aux Francs, qui

Français ont transformé en Chleux.

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L’Alsace était partagée dès l’origine entre un nord et un sud, le nord appartenant aux Médiomatriques et le sud aux Séquanes. Elle conserva cette partition. Deux diocèses la divisaient : celui de Strasbourg au nord, celui de Bâle au sud. Les deux comtés eux-mêmes se répartissaient entre le Sundgau (du sud comme son nom l’indique) et le Nordgau. Ils demeurèrent jusqu’au XIe siècle. Cette séparation de l’Alsace est encore très sensible aujourd’hui. Le changement d’appartenance politique modifia les titres. Le comte du Sundgau devint un landgrave de Haute-Alsace en 1186, son voisin du nord devint landgrave de Basse-Alsace.

L’Alsace est toujours restée vulnérable aux invasions. Le Rhin se traverse parfois, lorsqu’il gèle, et la chaîne des Vosges ne forme pas une barrière infranchissable. Au Xe siècle, les Hongrois passèrent le fleuve à plusieurs reprises. Les dégâts qu’ils perpétrèrent dans la plaine d’Alsace obligèrent l’aristocratie à mieux s’organiser, en fortifiant les villes et en multipliant les châteaux. Ils y sont encore très nombreux, mais les querelles des seigneurs-châtelains générèrent une longue période d’agitation, scandée par des guerres locales aux conséquences souvent dévastatrices. Confronté à cette situation, générale à l’Empire, l’empereur favorisa la puissance des villes, dans le but de contrecarrer celle des seigneuries laïques. Au XIIIe siècle, l’Alsace était devenue, à l’issue de ce mouvement « brownien », une mosaïque d’États. Les évêques eux-mêmes, tout puissants jusque-là, durent se plier aux conditions de ce nouvel équilibre. Celui de Strasbourg, propriétaire de châteaux, de vignobles et de forêts, s’inclina devant la puissance croissante d’une bourgeoisie urbaine aux allures d’aristocratie. Dans le même temps, les guerres féodales obligèrent les villes à s’organiser. Dix d’entre elles créèrent la Décapole, une alliance économique et militaire qui réunissait Haguenau, Colmar, Wissembourg, Turckeim, Obernai, Kayserberg, Rosheim, Munster, Sélestat et Mulhouse. Strasbourg, demeurant protégée par son statut de ville libre, resta à l’écart de ce mouvement. Dans un second temps, Mulhouse, qui s’essayait alors à l’exercice de

la démocratie, se retira de l’alliance pour s’allier aux cantons suisses, et elle y fut remplacée par la ville de Landau.

La fin du Moyen -Âge pour l’Alsace fut un temps de grande misère. Les guerres, la peste, le massacre des Juifs, les révoltes paysannes, tout s’acharna pour mettre la province à terre. Elle était loin l’Alsace prospère du premier Moyen Âge ! Puis l’espoir revint avec la fin du XVe, siècle fécond qui aussi fut l’âge d’or d’une littérature vernaculaire foisonnante. L’imprimerie permit la diffusion des idées nouvelles. La Réforme irrigua l’Alsace. Dès 1529, Strasbourg adopta officiellement la religion protestante. Mais les partis s’affrontèrent et les morts furent nombreuses. La vraie tragédie de l’Alsace allait pourtant se jouer un siècle plus tard, avec la calamiteuse guerre de Trente ans (1618-1648). Entre le tiers et la moitié de la population alsacienne disparut durant cette époque terrible. Le traité de Wesphalie, signé en 1648, permit au roi de France, Louis XIV, de prendre possession de plusieurs territoires alsaciens, appartenant aux Habsbourg : la Haute Alsace, le Landvogtei de Haguenau, et de mettre la main sur la Décapole. Les temps de malheur n’étaient pas terminés pour autant. Leur succéda la guerre de Hollande, qui donna à Turenne, entre 1672 et 1675, l’occasion de ravager l’Alsace. Une fois de plus. La Décapote cessa d’exister en 1679. Strasbourg fut annexée en 1681. Mulhouse demeura dans la Confédération helvétique. En 1697, le traité de Ryswick faisait du Rhin la nouvelle frontière politique et militaire de la France. Le roi de France pouvait se glorifier d’avoir poussé jusqu’au fleuve la frontière du royaume, une vieille lubie tentée par Charles VII, mais jamais réalisée jusque-là, et qui trouvera à se concrétiser plus tard par l’annexion de la Ruhr, puis de la Rhénanie.

Louis XIV créa en Alsace un parlement local : le Conseil souverain d’Alsace. La province était gouvernée par des intendants. On détruisit par mesure de précaution les enceintes des villes et les châteaux-forts encore debout. Le protestantisme fut invité à s’incliner ou à se faire discret. Des immigrants suisses, tyroliens, badois, bavarois, hollandais, bourguignons, savoyards furent chargés de

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repeupler une Alsace vidée d’une part importante de sa population.

avait gagnées sous le régime germanique et revendiqua un particula-

Puis la province retrouva son ancien dynamisme, et l’économie tira

risme que le jacobinisme républicain n’osa pas lui contester. La

profit de nouvelles productions. Ses fabriques d’indienne, en

situation dura à peine plus de vingt ans. En 1940, l’Allemagne nazie

particulier, acquirent

une

annexa de

nouveau

l’Alsace,

réputation internationale.

au nom

de

l’unité des

La

Révolution, par

p e u p l e s d e l a n g u e

germanique.

L’argument,

ses excès (la lutte contre les

disons-le, ne manquait pas

religions,

l’interdiction de

la

de poids. D’ailleurs, c’est

langue locale),

heurta

le

aussi ce à quoi avait abouti,

pays alsacien.

En 1793,

au lendemain de la première

l’armée autrichienne envahit

guerre mondiale, le premier

le nord de la province. La

découpage de la France en

frontière, une fois de plus,

régions dites « Clementel »,

était une menace. En 1798,

du nom du ministre à

Mulhouse fut rattachée à la

l’origine

de

la

réforme,

France. Mais l’Alsace allait

puisqu’elle

mit

dans le

se trouver plus à l’aise dans

même ensemble l’Alsace et

l’Empire

et elle

donna,

la Moselle germanique. In

comme

preuve

de son

fine, chacun comprit que le

enthousiasme, de nombreux

plus sage était de faire de

officiers à Napoléon.

ce pays d’entre-deux le

symbole de la réconciliation

En

1871,

la guerre

européenne. Et Strasbourg,

franco-prussienne se traduisit

l’antique Argentorate, devint

par l’annexion de la province. Ne demeura en France, pour le prix du

l’une des capitales d’un continent en construction.

sang versé, que le modeste territoire de Belfort, basculant à cause de

Les familles alsaciennes conservent, elles, le souvenir des

cela, malgré son origine, dans l’espace franc-comtois. Le 16 août 1871

fut créé un gouvernement général de l’Alsace, confié à von Bismarck-

drames que généra l’appartenance à deux mondes qui se détestaient.

Bohlen. Des milliers d’Alsaciens, peu désireux de devenir allemands,

Quant aux Juifs d’Alsace, tolérés sous le Saint-Empire, ils apprirent

quittèrent le pays. Pour les autres, la première guerre mondiale fut une

avec l’ignoble affaire Dreyfus que le pays des Droits de l’Homme

tragédie.

pouvait produire, lui aussi, la plus misérable des haines.

En 1918, l’Alsace retrouva le giron de la France, non sans

quelques réticences. Elle négocia la conservation des libertés qu’elle

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Références : Le courrier de nos lecteurs


L’Alsace appartient à ces pays à forte identité où abonde la littérature régionale. Une sélection restreinte :

Jean-Paul Grasser, Une Histoire de l’Alsace, Gisserot, 1998

Philippe Meyer, Histoire de l’Alsace, Perrin, 2008.

Gilles Pudlowski, Dictionnaire amoureux de l’Alsace, Plon, 2013

  1. Fustel de Coulanges, L’Alsace est-elle allemande ou française ? Dentu, Paris, 1870

Léon Daul, Bénédicte Keck, L’alsacien, guide conversation pour les nuls, First, 2011.

Cyrille Schott, Un Alsacien, préfet en Alsace, éditions du Signe, Strasbourg, 2018

Texte : Michel Aubouin

Photographies : Marion Pujau-Bosq

Illustration : Hansi


  • Napoléon III avait fait ériger, sur l'oppidum d'Alise Sainte-Reine, une statue de Vercingétorix à la moustache batailleuse, ornée de l'épitaphe "J'ai pris les armes pour la liberté de mon peuple". Lui et ses successeurs ont fait enseigner "nos ancêtres les Gaulois" à des générations de mômes qui n'en étaient pas nécessairement les descendants génétiques. Aujourd'hui, barre à tribord toute, on épure nos livres d'histoire de tout ce qui pourrait nous enraciner dans notre passé. Veut-on ainsi formater un Lumpenproletariat docile aux injonctions de l'élite mondialisée ? Ton travail de reviviscence de notre histoire n'en est que plus salutaire. »

Michel Rostagnat

  • Je trouve intéressant de voir que page 4 en haut à droite, la "région Poitou-Charentes" possède effectivement un S, puisqu'elle recouvre vraisemblablement la Charente-Maritime et son territoire plus continental. De fait officiellement, cette région met dans son nom, la "Charente" au pluriel.

Merci beaucoup pour cette belle revue avec vos magnifiques dessins et peintures à l'aquarelle, notamment l'arc romain de Saintes ! »

Guy Gaudefroy


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